On peut parler de poésie comme de n’importe qui, pour dire qu’on l’aime on qu’on ne l’aime pas, parce que. Je crois que c’est le point de départ de tous les autres discours sur la poésie. Il s’agit de la relation intime de chacun avec la poésie… ce jugement n’a pas de valeur normative. Si l’on veut en faire une prise de parole publique, il faut cependant chercher la racine de ses goût et dégoûts, car tous ne se valent pas.
On doit donc parler aussi de poésie en adoptant une démarche critique. La parole critique n’est pas poétique : elle procède par concepts et démonstrations, elle est réfutable. Elle doit rester modeste, au service du poème ; elle n’a de sens que si elle prépare et prolonge sa lecture, aide son écriture à s’approfondir. Elle est rarement fructueuse me semble-t-il lorsqu’elle parle de Poésie, objet si hétérogène qu’il est difficile de le réduire à un genre littéraire ou à une fonction du langage ; peut-être même y a-t-il une poésie hors du langage (beaucoup de poètes l’ont dit). En revanche la critique a beaucoup à dire sur la singularité des poèmes et des poètes.
Curieuse individuation d’ailleurs que celle qui s’opère au fil des mots : la lecture des poètes lorsqu’ils parlent de leurs confrères est sur ce point instructive. Ils écrivent toujours, aussi, sur eux-même. Je ne constate pas cela pour discréditer leur parole critique, malgré Jimenez (« plus j’écris et moins je comprends les autres »). Je crois qu’est en fait visible chez eux ce qui se produit pour tout lecteur, un phénomène d’appropriation de l’espace verbal (faut-il l’appeler intérieur ? Plus intime que le moi, peut-être ?) de l’autre. Les bonnes lectures sont me semble-t-il intersubjectives : le lecteur se découvre tel qu’il ne se connaissait pas, apprend à se reconnaître dans une nouvelle dimension.
Le poème organise un réseau de signes : ses images, sa syntaxe, son rythme (au sens de Henri Meschonnic, qui a beaucoup apporté dans ce domaine : toute l’organisation de sa texture) transforment les mots de la tribu, et peut-être la tribu avec eux. “les mots n’abandonnent pas vraiment leurs définitions, mais le poème les rend perméable, les multiplie. Quand vas-tu ressembler aux mots du poème ?”.(Pierre Dhainaut, relèves de veille). C’est ici que le travail critique érudit trouve toute son efficacité : il faut déterminer la tribu du poète, c’est à dire ses repères culturels, conscients ou non, les textes dont ses lectures et ses choix le font contemporain, les savoirs qu’il néglige ou sollicite, le lecteur qu’il veut rencontrer. Selon le texte qu’il commente, le critique peut être ou se faire philosophe, historien, géologue, théologien, géographe, chasseur de papillons… ou même linguiste. Il doit être honnête homme (à tous les sens de l’expression) et curieux. Il doit montrer comment le texte travaille et transforme la mémoire, individuelle et collective, et, autant que possible, quel inconnu l’aimante (la critique touche là ses limites et ne saurait tenir lieu de poème).
Cette démarche ne peut me semble-t-il qu’être animée d’une volonté de sympathie, d’attention à l’altérité. Elle trahit je crois sa mission lorsqu’elle dicte au poète une poétique.
On peut encore parler poétiquement de poésie. Depuis le romantisme surtout, les poèmes le font beaucoup. Le risque est alors de ne leur donner qu’un public de poètes… La poésie parle toujours, sans doute inévitablement, avec la poésie. A l’état sauvage, le poète est plus rare encore que le mystique, c’est une plante de culture. La poésie s’écrit avec (c’est à dire parfois contre) les poèmes aimés, les mots des autres poètes.
La poésie, ou du moins une partie de la poésie, s’adresse à tous et tous peuvent légitimement en parler (ce qui ne veut pas dire que toutes les argumentations se valent ou que toutes les écritures ont la même richesse). « Il n’y a pas de CAP de poète » (Jean L’Anselme). Il y a en revanche des professionnels diplômés de la critique, les universitaires ; cependant comme je l’ai suggéré plus haut les œuvres littéraires appellent aussi d’autres savoirs, d’autres expériences que celles des spécialistes de la littérature (expression qui me semble contenir une contradiction interne !), a fortiori des linguistes. Les revues de poésie (sur papier ou sur le web) ont à mon sens un rôle important à jouer, en dehors des institutions, dans la rencontre (et l’éventuelle validation) de lectures venues d’horizons divers.
La parole sur la poésie doit contribuer au plaisir poétique, ne serait-ce qu’en permettant de constater que le poème majeur, majeur en cela, appelle constamment d’autres lectures. Il faut parler de poésie de manière à tirer les lecteurs routiniers de leur sommeil dogmatique.
Emmanuel Hiriart / oeuvresouvertes.net