Grégory RATEAU a 36 ans, il vient de Clichy-sous-Bois. Il a débuté comme réalisateur et scénariste. Il a longtemps enseigné le cinéma et animé un ciné-club dans les cinémas du 5ème et 6ème arrondissement de Paris.
Après de nombreux voyages et plusieurs années d’errance en Irlande, au Liban puis au Népal, il vit aujourd’hui entre Paris et Bucarest où il est le rédacteur en chef d’un média d’informations en ligne et chroniqueur à la Radio roumaine internationale. Il anime également des débats lors de festivals pour le réalisateur roumain primé à Cannes, Cristian Mungiu.
“Hors-piste en Roumanie, récit du promeneur” inspiré par la pensée rousseauiste est sa première tentative littéraire sélectionnée pour le prix Pierre Loti 2017 qui récompense chaque année le meilleur récit de voyage.
Son premier roman, “Noir de soleil” aux Éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles, raconte l’histoire de deux amants maudits en quête de lumière, plongés au cœur d’un conflit armé à Tripoli au Liban. Le roman a été sélectionné au Prix France/Liban 2020 du journal l’Orient le Jour.
Polirom, la célèbre maison d’édition roumaine a également traduit “Hors-piste en Roumanie” en roumain sous le titre “Hoinar prin Romania”. Le livre a rencontré un franc succès auprès du public en Roumanie et dans toute la presse, dans le top 4 des meilleurs livres de l’année 2019 selon la revue Observator cultural.
EN TRAVAILLANT LA TERRE
Le vieux est là
Muet comme une souche
Il attend que le nuage passe
Ses outils sont comme des promesses
Un supplément de force
Malgré les années
Chaque muscle est à sa place
Pour faucher
Bêcher
Ratisser
Je regarde ma main
Pas un pli
La finesse des doigts qui ne trompe pas
Elle n’a donc servi à rien
Le vieux ne me le dit pas
Trop brave
Sa poigne montre l’exemple
Mes pas deviennent les siens
Je suis vite à la traîne
Sans un mot
Le voilà qui porte deux fois plus que moi
J’ai vu la ville de près
ses fulgurances
Ses éclats mystiques
Ses passions au rabais
Rastignac du pauvre
J’ai croisé le fer avec elle
Ne blessant que moi-même
Le vieux n’a rien vu lui
Aucune lutte
Une simple ligne d’horizon
Des remparts de forêts sous un ciel vide
Il ne goûtera jamais à l’ennui qui élève
Aux délices de la foule
Son champ sera sa seule ivresse
Compagne sans reproche
Et pourtant lui en a palpé de la terre
Sué pour la rendre fertile
Son nom restera une empreinte
Que laisserai-je dans le bitume ?
Des projets froissés
Des rêves léthargiques…
Au loin je vois des tours
Les murs se rapprochent
Que restera-t-il du vieux
Quand même les arbres alentour seront maigres comme mes dix doigts ?
TIGANESTI
La campagne éteinte
La pluie claque
Souffrent les arbres tordus et suppliants
Dans une diagonale ridicule
Dernier sursaut de dignité
S’arrachent de leurs lits pour prendre leur envol
Les animaux aux regards fous
S’exilent vers des déserts hypothétiques
Seule la terre exulte
Elle avale goulument
Une soif impossible à étancher
Au point que la Garla d’habitude plutôt calme et marron claire
Déborde d’agitation et devient couleur de pierre
Refluent à sa surface
Des cadavres de vélos rouillés
Des jouets déréglés
Les seules silhouettes perdues dans le lointain
Plongent dans la brume jusqu’à la taille
Commérages des feux de cheminée
Les fenêtres sont comme des écrans opaques
Ombres gesticulant d’une pièce à l’autre
Buées de souffre et de misère
Ce sont les verres qui claquent à présent
Un tintement continu
Parfois, des voix encore humaines remontent vers le ciel
Et rencontrent l’écho du tonnerre
Les bancs en bois devant les portails sont vides
Leurs pieds sont rongés jusqu’à la moelle
Les mauvaises herbes s’y installent
Se liquéfient les traces de pas
Les chiens errants boivent leurs empreintes
La forêt dévêtue dévisage impuissante
La vie se calfeutrer
Les rires se murer dans l’hiver
IMPOSTURE
Une fenêtre grande ouverte
Horizon d’un autre ciel
Bleu et vide comme celui d’avant
Similaire et lointain
Des vignes, un terrain délimité
Rien d’inédit. Le quotidien
Des souvenirs se superposent
En un calque approximatif
Fou furieux de l’inconnu
Tu as voulu tirer un trait
Redistribuer les cartes
En en subtilisant une ou deux dans ta besace
Laisser cet autre
Ce compagnon de toujours
Sur un coin de route
A la traîne
A des kilomètres de toi
Alors tu as pris tes cliques et tes claques
Tu as tissé des frontières impossibles
Entre ceux qui t’ont éduqué
Inculqué le peu que tu sais
Tu as sciemment brouillé les pistes
Abandonné ton église
Le prêtre aimant le bon vin et toute la clique
Les vieux amis
Entortillés dans le même cordon un peu honteux
Ceux qui en un coup d’œil te disaient :
Je sais qui tu es
Inutile d’essayer de nous bluffer
Alors, pris dans ta course à l’exil
A bout de souffle
Espérant que chaque pas
T’éloignerait de moi
Tu as tout essayé
Pour planter le raté
L’enfant gâté
Celui qui toujours se planquait
Entre deux sonneries de récrée
Et qui affiche à présent
Sa casquette et son cuir d’aventurier
Comme autant d’accessoires
De pastiches du théâtre mourant
Trop lourd à porter
Ton sac à dos décoratif
T’étrangle à défaut de te maintenir
Le dos bien droit, le regard fier
Un pied devant l’autre
Des crêtes en dents de scie
Le panorama te nargue
Ironie sublime
La brume masque tout
Même cette récompense te fuit
Un bâtard te reconnaît
Ange gardien de ce rien que tu cultives
Le vide de part et d’autre
Et partout
Sur les panneaux indicateurs
Mon bon souvenir
FILS DE CHIEN
Je marche seul
Dans un village aux abords de Pitesti
Une solitude nécessaire pour ne rien reprocher aux autres
Le ciel se dandine au-dessus de ma tête
La lune y dessine des escaliers qui conduisent sûrement quelque part
J’aimerais pouvoir les emprunter
Et tirer enfin ma révérence
Mais je dois me contenter de la boue d’une rue en travaux
Et des insultes des chiens errants
Me reprochant de leur gâter leur solitude
Ces fils de chien ne laissent même pas ma détresse se couler en silence
Ils condamnent mon errance
Pensant avoir le monopole du rejet
Du vide
De l’inutile
LE CHARDON
Dans une taverne du vieux port de Braila
Où tu jonglais avec les chopes de bière
Te faisant bousculer
Par des dockers frustrés
Refluant l’haleine des mauvais jours
Je le voyais à ton air de moins que rien
A tes lunettes rondes
Qui ne dissimulaient plus grand-chose
Pas même cette fureur
Dans tes grands yeux qui moussaient
Non de vengeance
Mais de fraternité
Dès qu’un étranger passait la porte
Avec son visage basané
Ses souliers rapiécés
Le manque de l’évasion pointait au bout de ton nez
La fraîcheur de l’horizon se frayait un chemin entre les crachoirs
Les soleils noirs de l’amitié au fond des verres scintillaient
Ta flamme en bandoulière
Il aurait fallu être aveugle pour ne pas la voir, la toucher
Elle réchauffait la Țuică
Brulait les lèvres
Asséchait les yeux
Même ton patron la bouclait
Pétrifié derrière son comptoir
Une prison de bouteilles qui l’empêchait de voir au-delà de son bar
Qu’aurait-il pu faire contre cette rage de vivre ?
Cette puissante curiosité qui à elle seule
Pourrait remplir toutes les caves de la ville
Le chardon voilà comment ton mentor te surnommait
Un Grec qui t’a initié aux belles lettres
A la géographie des cartes
Car tu as à peine connu ton père
Tu pouvais donc l’imaginer dans tous les visages
Les mendiants de passage
Les bohémiens de grand chemin
Vagabond des rails voilà ce que ta mère ne voulait pas que tu deviennes
La pauvre sentait que son fils lui échappait
Qu’il tissait la nuit des lignes vers l’infini
Blanchisseuse de métier, elle voulait te voir épouser une gentille fille
Monter ton propre commerce
Te construire une maison dans son jardin
Te libérer un temps de tes chaînes pour en enfiler de nouvelles
Toi, simple bon à rien rêveur
Tu aurais retourné la terre pour un seul de ses sourires
Alors tu as passé des heures assis face au Danube
A demander au fleuve de te guider
Tu suppliais même parfois mais toujours ce silence implacable en ricochet
Jusqu’au soir du miracle
Le vent frappait tes tempes
La pluie te rentrait dans les oreilles
Mais toi tu surnageais à contre-courant
Et le Danube te prit en pitié et te répondit enfin
Il décida à ta place
Rien ne pouvait plus t’arrêter
Pas même celle qui s’était sacrifiée
T’offrant ce rien jusqu’au dernier grain
Elle aussi tu as dû l’enjamber
La route et la misère comme descendance
La tristesse de ta défunte mère fixée à jamais
Dans chaque prunelle de femme que tu croiserais